Effet de rebond et suffisance
Dans l’article ci-dessous, l’auteur entend par “suffisance” les mesures d’économie d’énergie à court terme au niveau individuel. négaWatt a récemment publié un nouveau blog sur la différence entre suffisance et mesures d’économie d’énergie. La suffisance ne doit pas être confondue avec la définition donnée par l’auteur du texte ci-dessous, car elle lutte justement contre les effets de rebond. La suffisance repense les comportements de base sur le long terme, ce qui conduit à un changement des valeurs de notre société, où nous avons vraiment adapté notre consommation à nos besoins (contrairement à notre société d’abondance actuelle). Ainsi, une mise en œuvre correcte et complète de la suffisance ne peut pas, par définition, entraîner d’effets de rebond. négaWatt s’engage précisément dans ce sens et travaille à la mise en œuvre de ce changement structurel. Dans ce sens, l’auteur a utilisé le terme de “forte suffisance” pour désigner la suffisance telle que négaWatt la conçoit. Et par “suffisance”, uniquement les mesures d’économie d’énergie à court terme au niveau individuel. Si cela vous intéresse, nous vous renvoyons à un autre blog de l’auteur, dans lequel ce dernier a souligné cette différence de manière un peu plus claire (avec les notions de faible et de forte suffisance). négaWatt vous prie de l’excuser pour cette confusion.
Je reviens tout juste (en train) de Hyères (sud de la France), où j’ai participé à l’ECEEE (European Council for an Energy Efficient Economy) Summer Study 2022, une rencontre sur l’efficacité énergétique en Europe. J’y ai ressenti deux sentiments contradictoires. D’un côté, l’optimisme que de nouveaux scénarios et approches visant la suffisance permettront de réduire de moitié la consommation et d’atteindre la neutralité carbone, comme le promet négaWatt-Suisse. De l’autre, une certaine impuissance face à l’immensité de la tâche que représente un objectif aussi ambitieux : diffuser de nouveaux récits sur la transition énergétique et culturelle, rencontrer tous les acteurs, résoudre d’infinis problèmes d’optimisation…. Pour moi, ce sont toutefois ces derniers sentiments qui l’emportent. L’absence de prise en compte des effets de rebond me rend pessimiste quant au réalisme des scénarios. Les résultats du projet européen Odyssee-Mure le montrent clairement : alors que l’efficacité des appareils et des systèmes a été multipliée au cours des dernières décennies, ce qui a permis de réaliser d’innombrables économies d’énergie, la consommation a relativement peu évolué. La faute à l’augmentation de l’activité économique, même si l’ampleur de la causalité ne peut pas encore être quantifiée avec précision. Les modèles macroéconomiques permettent toutefois de la modéliser, mais ils ne sont pratiquement jamais intégrés dans les modèles dominants. Même la suffisance (sans parler des énergies renouvelables qui posent problème pour d’autres ressources) n’est pas épargnée, comme le montre un article de 2020. L’effet rebond résulte de l’interaction de facteurs complexes, allant de facteurs psychologiques (par exemple, la compensation implicite) aux changements de prix dus à une baisse de la demande. Du côté du changement social, en revanche, je suis plutôt optimiste. Il existe d’innombrables initiatives de changement, avec l’intention de ce que l’on pourrait appeler une forte suffisance, par analogie avec la durabilité forte. On peut être sceptique quant à la diffusion rapide de ces modèles à l’ensemble de la société, mais l’expérience de COVID a montré qu’un changement rapide des pratiques collectives est tout à fait possible. Un exemple positif est celui des mobilisations pour le climat depuis 2018, qui se sont répandues comme une traînée de poudre et ont placé la question climatique en haut de l’agenda politique, médiatique et entrepreneurial, même si les parties prenantes s’attendaient à plus. Ces revirements partent tous deux d’un autre mécanisme de l’ombre (du moins dans le domaine de l’énergie) : la fameuse fonction exponentielle. Lorsque les conditions sont réunies, toute vision sociétale ou solution concrète peut se propager très rapidement, chaque personne ou organisation partageant son expérience et son expertise avec des dizaines d’autres. Il reste donc deux questions… Premièrement, quelles sont les conditions qui permettent une diffusion aussi rapide de nouveaux modèles dans la société ? Nous ne pouvons ici que faire écho à une autre étude qui montre que les sciences sociales ne reçoivent que des financements (j’ajouterais “et des intérêts”) marginaux par rapport aux sciences fondamentales et à l’ingénierie.
Il en va de même pour les moyens limités alloués à la communication par rapport aux investissements publics dans les infrastructures. Deuxièmement, quelles solutions peuvent être mises en œuvre rapidement et facilement par tout acteur soucieux de l’environnement ? Sur ce point, on peut se référer au travail de négaWatt et de toute une génération d'”idéalistes” qui proposent comme seules solutions de réduire à zéro, dans l’absolu, l’impact des activités humaines sur l’environnement. En résumé, le triptyque suffisance, efficacité et énergies renouvelables, pour atteindre le zéro absolu en matière d’émissions de CO2, est mis en échec par les effets de rebond. Il ne nous reste plus qu’à nous appuyer sur leur effet complémentaire, les effets d’entraînement, en maximisant l’impact de nos actions en termes de mobilisation et de mise en réseau des acteurs pour contribuer à un changement fort. Au travail…
Auteur : Thomas Guibentif, doctorant à la Chaire d’efficacité énergétique de l’Université de Genève, où il travaille sur la mise en place de programmes d’efficacité énergétique au niveau régional.